Les implications scientifiques et industrielles du succès de la stovaïne®. ernest fourneau (1872–1949) et la chimie des médicaments en france

Les implications scientifiques et industrielles dusuccès de la Stovaïne®. Ernest Fourneau (1872–1949)et la chimie des médicaments en France The synthetic local anaesthetic Stovaïne® was commercialised in France in1904. Its inventor, Ernest Fourneau, began his career as a pharmaceuticalchemist in organic chemistry laboratories in Germany, where from 1899 to1901 he discovered how basic research could benefit from the modern chem-istry theories which had developed in Germany starting in the 1860s. Usingthe complex structure of cocaine, he invented an original molecule, with com-parable activity, but less toxic. The knowledge and the know-how which heacquired in Germany nourished his reflection in the field of the chemistry ofthe relationships between structure and activity, and led him to the develop-ment of Stovaïne®. Emile Roux, Director of the Pasteur Institute in Paris, wasinterested in his work and invited him to head the first French therapeuticchemistry laboratory, in which research on medicinal chemistry was orga-nised scientifically. The industrial development of new medicines resultingfrom the Pasteur Institute’s therapeutic chemistry laboratory was supportedby the Etablissements Poulenc frères, France thus gaining international rep-utation in the domain of pharmaceutical chemistry.
Keywords: Ernest Fourneau; industry of pharmaceutics Résumé
La Stovaïne®, médicament anesthésique local de synthèse est commercialiséen France en 19041. Son inventeur, Ernest Fourneau, débute sa carrière depharmacien chimiste dans les laboratoires allemands de chimie organique. Il 1 Stovaïne®, nom de marque déposé le 19 février 1904 par la société anonyme des Établisse- Christine Debue-Barazer, 5, avenue de la sœur Rosalie, F-75013 Paris ([email protected]).
y découvre, entre 1899 et 1901, la manière dont la recherche fondamentalepeut tirer profit des théories chimiques modernes développées en Allema-gne depuis les années 1860. A partir de la structure complexe de la cocaïne,il conçoit une molécule originale, d’activité comparable mais moins toxique.
Le savoir et le savoir-faire acquis outre-Rhin nourrissent sa réflexion dans le domaine de la chimie des relations structure/activité, et le conduisent à laStovaïne®. Remarqué par Emile Roux qui l’appelle à l’Institut Pasteur deParis, Fourneau devient en 1911 le directeur du premier laboratoire de chimiethérapeutique français, où les recherches de chimie des médicaments s’orga-nisent de façon scientifique. Les Etablissements Poulenc frères vont assurerle développement industriel des médicaments nouveaux, issus des recherchesdu Laboratoire de chimie thérapeutique de l’Institut Pasteur et donner à laFrance une stature internationale dans le domaine de la chimie pharmaceu-tique.
Introduction
Le 23 juin 1903, Ernest Fourneau et les Etablissements Poulenc frères dépo-sent en France le brevet qui porte le numéro 338.889. Ce brevet est l’acte denaissance d’une spécialité pharmaceutique: la Stovaïne®, un médicament auxpropriétés anesthésiques locales2. Mis au point par Fourneau, pharmacienchimiste et Directeur de Laboratoire aux Etablissements Poulenc frères,préparé industriellement dans les ateliers de l’usine d’Ivry, il est commer-cialisé en 1904.
Le 8 mai 1929, au Cercle de la Renaissance à Paris, les scientifiques et industriels qui ont collaboré au développement de la Stovaïne® commé-morent son 25e anniversaire. Relaté dans le Paris médical de 1929, l’événe-ment retient l’attention du journaliste qui ouvre son article sur cette phrase: La découverte de la Stovaïne marque dans l’évolution de la chimie des médicaments synthétiques une date importante, aussi bien dans le domaine de la théorie, où elle a apportédes idées vraiment nouvelles, que sur le terrain national où elle a été le point de départ d’unmouvement dont l’Allemagne, jusque-là, avait conservé seule le monopole.3 Ce commentaire de presse appelle à s’interroger sur l’ensemble des pro- cessus qui permettent la naissance de cette substance synthétique dont ladécouverte fait évoluer la chimie des médicaments du point de vue théori-que. De quelle théorie s’agit-il en 1903 et de quelle manière peut-on dire que 2 Le droit des brevets existe en France depuis 1791, mais les médicaments en sont exclus depuis la loi de 1844 jusqu’en 1959. Suite aux oppositions prononcées à l’encontre de cette exclu-sion, les juristes ont proposé une interprétation restrictive de la loi qui s’appliquerait aumédicament mais pas à son procédé de fabrication qui, lui, peut bénéficier d’une protectionpar brevet.
la Stovaïne® fait évoluer la chimie des médicaments? Quelles conséquencescela peut-il avoir sur le plan des idées s’il est vrai que la Stovaïne® apporte«des idées vraiment nouvelles»? Les acteurs de cette découverte réunisautour d’un banquet auraient ainsi joué un rôle important selon le chroni-queur, au point de détrôner l’Allemagne de la situation de monopole danslaquelle elle se trouvait jusque là au regard de la chimie des médicaments.
Quel crédit accorder à cette assertion? La commercialisation de la Stovaïne®semble donc marquer un moment important. Les nombreuses questions que cet encart journalistique impose à son lecteur requièrent une analyseminutieuse. Pour se rendre compte de la mutation opérée par l’arrivée de laStovaïne® sur le marché du médicament, il faut porter un regard sur l’étatd’avancement de la chimie organique française. Le retard français en la ma-tière, dénoncé à maintes reprises dans la période de l’entre-deux-guerresdans de nombreux discours de doléance est-il un mythe ou une réalité à pren-dre en compte pour expliquer le monopole allemand?4 Les conditions quiont présidé à la découverte de la Stovaïne® en France et les conséquencesque la mise sur le marché de cette molécule ont eu dans la communauté scien-tifique et industrielle, seront ensuite analysées. Il ne s’agit pas de retracerl’histoire héroïque de la découverte de la Stovaïne®, ni celle des acteurs quila portent; il ne s’agit pas non plus de faire une histoire comparative de l’évo-lution de l’industrie chimique et/ou pharmaceutique allemande et française(voire anglaise et américaine), même si tout au long de ce développement, lelecteur trouve des allusions fréquentes à la situation germanique notamment.
Les travaux historiographiques récents cités en référence dans le corps dutexte y font la part belle. Il s’agit en revanche de montrer quelles sont lesimplications de cette découverte au plan scientifique et au plan industrielfrançais. En amont de cette découverte, il s’agit d’analyser pourquoi la miseau point de ce médicament est importante, pourquoi elle se situe précisémenten 1903, soit dix-huit mois après le retour de Fourneau d’Allemagne. En avalde cette découverte et après avoir démontré que la Stovaïne® représente unpoint de rupture scientifique, ce travail se propose de porter un regard surl’orientation que prennent alors les recherches françaises en matière dechimie des médicaments à l’Institut Pasteur de Paris, dont le directeur, EmileRoux, crée à partir de 1911 le premier laboratoire français de chimie théra-peutique. Fourneau, le découvreur de la Stovaïne®, en assure la direction jus-qu’en 1944 et insuffle aux chercheurs qu’il dirige un savoir et un savoir-fairechimique initié par les plus grands organiciens allemands alors qu’il séjourne,outre-Rhin, dans leurs laboratoires.
4 Deux auteurs, entre autres, dénoncent ce retard: George 1917, Moureu 1920.
La recherche des organiciens français. Les conditions de l’industrialisation
de la chimie en France

Dresser un tableau de l’état d’avancement des connaissances et de la recher-che de la chimie organique française à la fin du XIXe siècle nécessite de reve-nir sur quelques étapes chronologiques qui ont permis des avancées mar-quantes dans la discipline. Ce détour historique est nécessaire car il éclaireet permet de comprendre en quoi le séjour de Fourneau en Allemagne estdéterminant pour la conception de la Stovaïne® et, par voie de conséquence,pour l’industrialisation de la chimie pharmaceutique française.
Au milieu du XIXe siècle et plus précisément à partir des années 1860, les chimistes acquièrent quelques outils nouveaux qui leur permettent de théo-riser la chimie organique, de représenter concrètement les formules et parconséquent d’imaginer ad infinitum des schémas de synthèse de molécules.
L’élaboration d’un nouveau système chimique appelé «théorie atomique» etconceptualisé par les Français Charles Gerhardt et Jean-Baptiste Laurent –pionniers de la méthode –, puis approuvé par Adolphe Wurtz, permet d’an-crer progressivement de nouvelles bases théoriques dans de nombreux payseuropéens. Cette théorie est basée sur un principe énoncé au début du sièclepar Dalton: la matière est formée de particules indivisibles, les atomes. Cesatomes constituent les molécules et entretiennent entre eux des relationsmultiples et variables dans des proportions définies pour chaque corps. Lacompréhension et la représentation théorique de ces liaisons entre atomesmarquent un moment décisif, car dorénavant la synthèse organique de molé-cules complexes peut s’organiser de façon rationnelle. La théorie atomiquene naît pas sans transition dans la conscience des chimistes; son adoptionimpose l’abandon de la théorie des équivalents, théorie réductrice, devenueinsuffisante pour expliquer la diversité des liaisons que les atomes entre-tiennent entre eux au sein des molécules5. La nouvelle théorie ne remet pasen cause la tétravalence6 du carbone annoncée en 1857 par Kekulé et aideMendeleïev à élaborer les principes de la classification périodique des élé-ments qu’il introduit en 18697. De même, les lois de Gay-Lussac ou le prin- 5 Les équivalentistes, tenants de la théorie des équivalents, pensent en équivalents et décrivent uniquement les rapports de poids ou de volumes entre les constituants de la matière, se refu-sant à faire des hypothèses sur leur nature intime et sur les liaisons qu’ils entretiennent entreeux.
6 La valence d’un élément est le nombre d’atomes d’hydrogène (ou équivalent) auxquel il peut 7 Mendeleïev élabore la première classification périodique des éléments en fonction de leur poids atomique. Le tableau qu’il réalise et dans lequel il est possible de ranger les élémentschimiques connus (une soixantaine) laisse des cases vides pour des éléments encore inconnusmais dont il prévoit l’existence théorique et les propriétés. Au fur et à mesure de leur décou-verte, les éléments chimiques y trouvent leur place et jusqu’à ce jour, aucun fait n’a invalidéle principe fondamental de cette classification qui contient une centaine d’éléments.
cipe d’Avogadro Ampère sont en accord avec elle8. Par conséquent, encorroborant un certain nombre de faits scientifiques connexes (de chimie etde physique), la théorie atomique apparaît comme une pièce maîtresse dupuzzle accueillie avec enthousiasme par beaucoup de chimistes – mais nonla totalité toutefois – de la communauté scientifique européenne9. Les ato-mistes – ceux qui croient aux atomes – ouvrent un champ explicatif difficileà admettre car les atomes sont impossibles à voir, alors que les volumes et lespoids sont quantifiables.
Troublante, la théorie atomique l’est assurément car elle propose une représentation spatiale de formules qui demeurent énigmatiques. Aucunappareil n’offre à voir ces hypothétiques structures. Contrairement aux cel-lules que le microscope permet de découvrir à travers un objectif, les repré-sentations moléculaires demeurent virtuelles; ce sont des objets intellectuelsplus ou moins séduisants qui échappent à l’observation expérimentale. L’ad-ministration de la preuve ne pourra être que secondaire et médiate. Ce nesont en effet que des faisceaux de preuves indirectes qui permettent auxchimistes d’affirmer que les formules chimiques ne sont pas conformes àl’image représentée. La représentation d’une formule chimique est pourtantun support intellectuel commode pour prévoir les transformations possiblesde la matière.
Bouleversante, la théorie atomique l’est indubitablement: non seulement parce qu’elle remet en cause un certain savoir, mais parce qu’elle ébranle lescertitudes. Au sein de la communauté scientifique française, les deux théo-ries apparaissent comme deux modes de vérité qui s’opposent, comme s’op-posent les figures universitaires qui les incarnent. L’adoption de la théorieatomique implique un déplacement des certitudes d’un mode de vérité àl’autre, ce qui ne s’opère pas d’emblée. En cela, elle est un facteur de division.
En Allemagne, l’adhésion à la théorie atomique comme théorie explica- tive devient la norme dans les universités: Kekulé enseigne selon ses prin-cipes à Heidelberg, à Gand et à Bonn depuis 1865. En France, où l’enseigne-ment de la chimie est centralisé dans la capitale, Marcellin Berthelot10 et 8 Bensaude-Vincent/Stengers 2001, 123–204. Les différents principes de chimie et de physique qui ont fait débat durant le XIXe siècle sont décrits en détail dans cet ouvrage.
9 Le congrès international de chimie de Karlsruhe de 1860 est consacré à la théorie atomique; 10 Marcellin Berthelot (1827–1907) rentre au Collège de France en 1851 comme préparateur de chimie. Pharmacien, puis Docteur ès sciences en 1854, il devient titulaire de la chaire dechimie organique à l’Ecole supérieure de pharmacie de Paris. Il obtient une chaire au Collègede France en 1865. Il entre à l’Académie des sciences en 1873 et à l’Académie française en1901 et mène une carrière politique sous la troisième république (sénateur en 1881), il estnommé Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts en 1886. Professionnellement,il s’oppose à Charles Gerhardt (1816–1856) sur la théorie des équivalents; Emile Jungfleisch,un de ses élèves, défend la position de son maître.
Henri Sainte Claire Deville11, hostiles à la nouvelle théorie, inaugurent undébat d’idées et somment les chimistes de choisir leur école. Le pouvoir uni-versitaire appartenant aux équivalentistes, la théorie atomique est bafouée,discréditée. Berthelot, en mandarin très influent, pèse sur le débat, arguantque le système atomique n’est qu’un «roman ingénieux et subtil», essen-tiellement caractérisé par de «nouvelles conventions de langage»12. Niant lebien fondé de cette théorie, il la considère comme une interprétation savante,certes, mais fallacieuse et inutile à l’avancement de la chimie. L’enseignementofficiel de la chimie demeure donc inchangé à la Faculté de médecine et àl’Ecole de pharmacie de Paris où Berthelot, secondé par son élève EmileJungfleisch, fait pression pour maintenir ses conceptions. Sainte ClaireDeville, professeur de chimie à l’Ecole normale supérieure, tient devant sesélèves un discours pétri d’ironie: Quand on voit d’excellents chimistes qui disent que les molécules qu’ils n’ont jamais vues se soudent, se repoussent, se recherchent, qu’il y a là un atome qui va chercher un serrurierpour se faire river à un atome voisin. Tout cela est d’une puérilité à laquelle il faut que nouséchappions.13 Sainte Claire Deville ajoute «il y a là [dans cette théorie], à mon sens, unefaute de logique importante, faute contre laquelle je prémunis mes élèvesdepuis bien des années et sur laquelle j’appelle avec instance l’attention desprofesseurs»14. Opposés à ces conceptions qu’ils jugent d’arrière garde, lesadeptes de la théorie atomique se rangent derrière Wurtz qui devient l’apôtrede cette conception nouvelle15. Il anime dès 1864 au Collège de France uncours de chimie selon les principes de la théorie atomique mais son influencereste pauvre et restreinte à la Faculté de médecine où il est cantonné et oùl’on ne forme pas de chimistes.
A partir des années 1860–1870, la théorie atomique devient, pour la chimie du carbone, un instrument de création et de production – donc de profit –révolutionnant l’industrie chimique des matières colorantes dans un premiertemps, puis celle des parfums et des médicaments. Allemagne, Angleterre,Suisse adoptent cette théorie rapidement, car ses nouveaux principes per-mettent dorénavant d’organiser des stratégies de recherche pour la synthèseorganique. Ces pays entament alors l’industrialisation d’un secteur chimiquequi s’avère très florissant: celui des colorants textiles. Ainsi en Allemagne, la 11 Henry Sainte Claire Deville (1818–1881), chimiste français, docteur en médecine, élève de Thénard. Professeur et doyen à la faculté de Besançon. Maître de conférence à l’ENS deParis en 1851. Auteur d’un mémoire sur l’aluminium (1856), il réalise la première synthèseindustrielle de l’aluminium et s’illustre en chimie inorganique.
12 Jacques 1981.
13 Leçon du 19 novembre 1877, manuscrit inédit conservé à la bibliothèque de chimie de l’Ecole normale supérieure. Cité par Jacques 1981, 48.
14 Sainte Claire Deville 1876, 201.
15 Wurtz 1864.
Badische Anilin und Soda Fabrik (BASF, créée en 1861) oriente ses recher-ches vers la synthèse de nouveaux colorants textiles et met au point en 1869le procédé d’obtention de l’alizarine à partir de l’anthracène. Ces recherchessont des applications directes des principes de la théorie atomique à la chimieorganique. La synthèse de ce colorant, qui jusque-là était extrait des racinesde la garance16, devient le fer de lance de la compagnie allemande des colo-rants BASF. En quelques années, le colorant de synthèse supplante le pro-duit naturel; l’Allemagne conquiert progressivement le marché mondial descolorants et devient leader dans ce secteur. La France continue cependant à extraire le produit naturel, la production annuelle de garance atteignant200 000 tonnes en 1875. La lourde concurrence imposée par l’Allemagne oùles coûts de production sont faibles ainsi que la crise des colorants des années1880, contraignent cependant les producteurs du midi de la France à dimi-nuer leur production, qui n’est plus que de 500 tonnes en 1881. Faute d’unereconversion dans la synthèse industrielle, la France doit dorénavant se pro-curer en Allemagne l’alizarine qu’elle ne sait pas synthétiser et n’extrait plus.
L’exemple de l’alizarine ne relève pas de la simple anecdote: il est exemplairedu changement d’échelle opéré par l’acquisition et l’exploitation industrielled’un savoir scientifique nouveau. Aussi, de l’extraction locale et naturellefrançaise à la synthèse industrielle allemande, le marché de l’alizarine et pro-gressivement celui des colorants s’est développé à l’échelle industrielle etdéplacé outre-Rhin17.
Alors qu’en Allemagne le fait scientifique – le succès scientifique et com- mercial marquant de la synthèse de l’alizarine est un exemple précoce – vientplaider en faveur de la théorie atomique, en France la question n’est toujourspas tranchée dans les années 1880, car l’autorité de Berthelot et de SainteClaire Deville joue en faveur d’un conservatisme universitaire radical. Il fautattendre 1890, soit vingt ans après la synthèse de l’alizarine, pour qu’un phar-macien, Auguste Béhal18, monte un enseignement libre de chimie organiqueen notation atomique à l’Ecole supérieure de pharmacie. Ce cours dissidents’organise en parallèle du cours de Berthelot, officiellement titulaire de lachaire de chimie organique depuis 1854 et grand prêtre de l’enseignement desa discipline. Béhal enseigne pendant 7 ans, de 1890 à 1897, et publie en 1896 16 La garance (Rubia tinctorium L., Rubiacées) est une plante herbacée acclimatée dans le sud de la France et cultivée pour ses racines qui contiennent plusieurs colorants dont le plusimportant est l’alizarine, isolé et caractérisé en 1926 par le pharmacien français Robiquet. LaFrance cultive une grande quantité de garance et l’alizarine est produite par extraction.
17 Pour l’histoire des colorants, voir Bensaude-Vincent/Stengers 2001, 231–240. Pour un aspect scientifique, voir la Revue d’histoire de la pharmacie, Nos 347 et 348, 1999, consacrés auxcolorants.
18 Auguste Béhal (1859–1941) est interne en pharmacie à la Pitié, puis pharmacien des hôpi- taux en 1886; nommé d’abord à Bichat, il entre ensuite à l’hôpital du midi (futur HôpitalCochin). Il y installe un centre de recherches où il est assisté de deux internes en pharmacie,Amand Valeur et Edmond Blaise, futurs directeurs scientifiques de Rhône-Poulenc et amisd’Ernest Fourneau.
une somme: un traité de chimie organique qui fait très vite référence parmiles étudiants et enseignants19. Le succès de ce cours est tel que les étudiantsdes autres facultés et Ecoles parisiennes viennent bientôt y assister. Le Pro-fesseur Dastre, ancien élève de Claude Bernard, professeur de physiologie àla Sorbonne, fait une apparition remarquée dans les gradins de l’amphi-théâtre de l’Ecole supérieure de pharmacie de Paris, où Béhal professe. Cequi motive ce déplacement va bien au-delà d’une simple curiosité: il faut yvoir la volonté d’un homme de science de s’enquérir d’une théorie farou-chement reniée à la faculté des sciences et de médecine, alors qu’ailleurs enEurope elle fait école. Qui sont ces impertinents qui défient avec audace lepuissant Berthelot? Marcel Delépine, Fourneau, Marc Tiffeneau, AmandValeur20, sont parmi les fidèles de Béhal. Ils sont tous étudiants en pharma-cie et entament une carrière de pharmaciens chimistes organiciens se faisantles promoteurs de la théorie atomique, laquelle tarde trop, selon eux, à s’im-poser en France. De fait, la France ne sait pas préparer les produits chimi-ques organiques à partir des dérivés de la houille. Malgré le dynamisme decette petite équipe parisienne, il s’est écoulé trente ans depuis le congrès deKarlsruhe, vingt ans depuis les succès industriels de BASF. Avec quelle puis-sance et quelle ampleur la chimie française devrait-elle alors développer ses applications pour espérer se positionner sur le marché des produits chimiques avec l’Allemagne, l’Angleterre ou la Suisse? Le retard françaisdans ce domaine très particulier de la synthèse organique n’est pas un mytheet s’explique par ces trente années d’attentisme durant lesquelles l’Uni- versité française conservatrice n’a pas formé de chimistes aux théories modernes. Cette période est un témoignage sur les mentalités de ces uni-versitaires français, très influents au plan national, isolés cependant dans leur tour d’ivoire et soucieux d’animer une compétition au niveau des grands débats théoriques. Cela illustre l’esprit mandarin de ces professeursde chimie, Berthelot en particulier, qui centralisent l’ensemble des savoirs à Paris. Berthelot, cumulant les titres honorifiques, s’offre régulièrement une tribune dans les diverses sociétés savantes parisiennes où il est trèsrespecté en dehors du champ de la chimie organique. Il semble cependantrépugner à exploiter industriellement les découvertes fondamentales21.
19 Béhal 1896.
20 Marc Tiffeneau (1873–1945), pharmacien en 1899, obtient la médaille d’or des hôpitaux en 1900. Préparateur aux travaux pratiques de chimie de l’Ecole supérieure de pharmacie deParis de 1895 à 1900, il est reçu en 1904 pharmacien des hôpitaux; en 1907 il est docteur èssciences. Entre temps, sous l’influence d’Emile Roux, il entreprend des études de médecineet soutient sa thèse en 1910. Amand Valeur (1870–1927) est pharmacien (1898), interne deshôpitaux en 1895, médaille d’or en 1897. Agrégé à l’Ecole supérieure de Paris pour 10 ans,chargé de cours de chimie organique pendant la guerre, chef de laboratoire pour la chimiede guerre à l’Office des produits chimiques et pharmaceutiques, directeur technique des Eta-blissements Poulenc frères (1919), élu en 1910 à la Société de pharmacie de Paris.
21 Bensaude-Vincent/Stengers 2001, 125–134.
Fourneau dira de lui: «Marcellin Berthelot a été le fossoyeur de la chimiefrançaise.»22 Ce qui creuse le fossé entre la chimie organique française et la chimie organique des autres pays européens, c’est donc bien cette querelle d’écoleentre équivalentistes et atomistes dont les premiers épisodes ont lieu dès lesannées 1860 au moment du congrès de Karlsruhe.
Avant 1890, pour des raisons de politique universitaire, la France ne s’ap- proprie pas la théorie atomique et s’interdit de facto un développement dela chimie de synthèse sur son territoire. Le préalable au développementindustriel de produits chimiques et, de façon connexe, de produits pharma-ceutiques est l’acceptation, l’appropriation et l’application de la théorieatomique. Les chimistes commencent à développer leur créativité quand ilspeuvent transformer la matière; c’est, alors seulement qu’ils peuvent syn-thétiser des produits nouveaux. Faute d’introduire la théorie atomique dansles programmes universitaires de formation, les chimistes organiciens ne sontpas initiés aux théories modernes et ne peuvent accéder à la performanceindustrielle. Les quelques étudiants qui ont pu bénéficier de l’enseignementde Béhal constituent un petit groupe d’amis parisiens dont les ambitions nese satisfont pas du manque de dynamisme en synthèse organique. Dans cetesprit d’émulation amical est créée la Molécule, une association de chimistes,pharmaciens et industriels dont Fourneau est l’animateur et la figure emblé-matique23. Les membres de ce club exposent tour à tour des questions dechimie dont ils se préoccupent et qui posent problème. Cependant, la meil-leure manière de s’imprégner des nouvelles techniques et principes de chimieorganique consiste à pratiquer des échanges intellectuels avec l’Allemagne.
Ainsi Ernest Fourneau va-t-il se rendre outre-Rhin pour parfaire ses connais-sances.
Les leçons allemandes
Immédiatement après l’obtention de son diplôme de pharmacien en 1898,Fourneau se rend en Allemagne pour compléter par un enseignement pra-tique dans les laboratoires de chimie allemands les connaissances théoriquesfraîchement acquises à l’Ecole supérieure de pharmacie de Paris24. Son par-cours, qui s’étale sur trois années de 1899 à 1901, le conduit successivementà Heidelberg, à Berlin et à Munich, hauts lieux de la chimie organique mon- 22 Note d’Ernest Fourneau. 1935. Archives de l’Institut Pasteur.
23 Le premier cercle est constitué par les amis de la faculté de pharmacie, Delépine, Tiffeneau, 24 Pour la circulation des savoirs et ce que Christian Bonah appelle les phénomènes de trans- ferts et contre-transferts, voir Bonah 2000.
diale. A Heidelberg en 1899, Fourneau travaille quelques mois avec les pro-fesseurs Ludwig Gattermann et Theodore Curtius, spécialisés en synthèseorganique. Gattermann publie en 1898 dans les Berichte25 le mécanisme dela synthèse générale d’un aldéhyde aromatique, réaction de synthèse trèsimportante qui porte son nom26. Curtius publie dès 1890 le «réarrangementde Curtius», réaction fondamentale qui éclaire les mécanismes de réactionde synthèse27. En 1900, Fourneau entre dans le laboratoire du chimiste EmilHermann Fischer (1852–1919), qui fut l’assistant d’Adolf von Baeyer à Munich en 187528.
En 1901, quand il négocie son contrat de travail avec les Etablissements Poulenc frères d’Ivry-sur-Seine, il est encore à Munich dans le laboratoire deRichard Willstätter29, où il s’initie à la chimie des alcaloïdes30. Ce laboratoirevient d’élucider la structure de la cocaïne, l’anesthésique local naturel deréférence31. Même si la découverte de la structure de la cocaïne n’est pas lefait le plus marquant de ce laboratoire, elle mérite que l’historien s’y arrêtepour deux raisons. La première est d’ordre purement scientifique, la seconded’ordre épistémologique.Sur le plan scientifique,la détermination de la struc-ture de la cocaïne est de première importance. En effet, la connaissance desa structure donne les clés théoriques de sa synthèse. La cocaïne est l’alca-loïde extrait des feuilles du cocaïer, Erytroxolon coca, abondant en Amériquedu sud (Pérou, Bolivie, Equateur). La mastication des feuilles de coca par lespeuples de ces pays est de tradition ancestrale, procurant un effet dopant bienconnu et recherché dans l’utilisation illicite de la substance dans les paysoccidentaux. L’utilisation de la cocaïne pour ses vertus anesthésiques localesest plus récente; elle est liée à l’extraction de l’alcaloïde en 1860 par Albert 25 Berichte der deutschen chemischen Gesellschaft: périodique de chimie de renommée inter- nationale publié en langue allemande.
26 Gattermann 1898.
27 Curtius 1890. Le réarrangement de Curtius est une décomposition d’acide carboxylique pour produire un isocyanate de formule R–N=C=O.
28 Emil Fischer est nommé successivement professeur de chimie à Erlangen (1879–1882), à Würzburg (1885) et finalement à Berlin en 1892 où il enseigne jusqu’à sa mort. En 1887,Fischer reproduit par synthèse des substances naturelles: fructose, glucose, mannitol et autressucres. Il réussit à obtenir des composés analogues aux peptones en combinant les amino-acides. Il détermine la constitution chimique de nombreuses couleurs d’aniline. Il obtient leprix Nobel de chimie 1902 pour ses travaux sur les sucres et les purines de synthèse.
29 Richard Willstätter, chimiste allemand (1872–1942) dont les travaux portent sur la consti- tution et la synthèse de divers alcaloïdes, en particulier de la cocaïne, sur la chlorophylle et les pigments végétaux et animaux; il montre l’analogie de structure de la chlorophylle etde l’hématine et étudie les anthocyanines. Il obtient le prix Nobel de chimie 1915 pour sestravaux sur les pigments végétaux et la chlorophylle.
30 Fischer/Fourneau 1901; Willstätter/Fourneau 1902a, 1902b.
31 Autrement dit, la puissance anesthésique de toutes les substances appartenant à cette classe Niemann et Wilhelm Lossen32. La commercialisation de substances anesthé-siques répond à une demande de plus en plus importante des chirurgiens en milieu hospitalier. C’est dans le laboratoire du chimiste allemand Fried-rich Wohler (1800–1882)33 que les premières feuilles de coca en provenanced’Amérique du sud arrivent en Europe en 1857. Les essais d’acclimatationde l’arbre dans d’autres contrées (Ceylan et Inde notamment), s’avèrentdécevants et sa culture industrielle difficile. Il y a donc un intérêt évident pourle thérapeute à pouvoir exploiter soit une cocaïne de synthèse, soit un homo-logue de la cocaïne pharmacologiquement actif et si possible moins toxique.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de s’affranchir définitivement de la culture duvégétal, compliquée et aléatoire, pour concentrer dans une unité de lieu – lelaboratoire – toutes les opérations qui mènent à la commercialisation du pro-duit. Si la synthèse de la cocaïne peut être obtenue avec de bons rendements,l’intérêt économique d’une telle opération est incontestable et évident: c’estle premier avantage de la connaissance de la structure de la cocaïne. Par ail-leurs, et c’est le second avantage scientifique que le chimiste peut retirer dece savoir, il devient possible d’imaginer, en s’inspirant de façon rationnellede la molécule de cocaïne, la création de novo d’une substance aussi activemais moins toxique et dont l’exploitation industrielle soit rentable. En effet,l’emploi de la cocaïne en thérapeutique est considérablement limité par satoxicité et ses effets secondaires (effet vasoconstricteur important, irritationdes conjonctives et risque de perturbation de l’activité mentale avec dépen-dance physique). Une perspective de recherche très large est donc ainsienvisagée par les théoriciens de la chimie. Sur le plan épistémologique, lamanière dont Fourneau appréhende cette découverte mérite une analyse.
Comment, en effet, interpréter la décision de Fourneau de rentrer en France,alors qu’il se trouve au sein d’une équipe dynamique, dans un laboratoireperformant où Alfred Einhorn se consacre précisément depuis 1892 à la re-cherche d’un succédané de la cocaïne? En Allemagne, l’objectif est clair:découvrir une molécule ayant une activité anesthésique locale comparable à celle de la cocaïne, sans effets secondaires toxiques. En d’autres termes, ils’agit de trouver un substitut de cocaïne dont le coefficient chimiothérapiquesoit le plus élevé possible (rapport dose active/dose toxique): s’inspirer de la nature et la dépasser. Les premiers résultats obtenus dès 1896 sont très encourageants. Merling parvient à synthétiser l’Eucaïne A (ou a) puisl’Eucaïne B (ou b) dont la production industrielle et la commercialisation 32 L’anesthésie est une discipline en pleine évolution vers le milieu du XIXe siècle. Le perfec- tionnement technologique des appareils d’anesthésie et la mise au point de nouveauxanesthésiques performants généraux et locaux (le chloroforme en 1831, l’éther 1846, puis lacocaïne en 1860) autorisent les médecins à tenter des interventions à risques. Perfectionne-ments et innovations dans le domaine chirurgical reposent donc en partie sur ces avancéesthérapeutiques.
33 Wohler, avec la synthèse de l’urée en 1828, inaugure la chimie organique.
sont confiées au Laboratoire Schering. Ces deux molécules, dont les tests sur animaux sont jugés satisfaisants, ne provoquent pas d’irritation desconjonctives. Les Eucaïnes sont alors proposées en milieu hospitalier (pourla chirurgie ORL) en Allemagne comme en France. Des chirurgiens français,Paul Reclus en particulier, se procurent le produit et l’utilisent en petitechirurgie avant de tenter des anesthésies épidurales34. L’utilisation desEucaïnes en chirurgie donne lieu à de nombreux travaux et publications enFrance dès 1897, preuve de l’intérêt que suscite la mise au point de ce typede produits. Les spécialistes concluent cependant que ces substances n’ontpas la puissance anesthésique de la cocaïne et ne sont guère moins toxiques35.
Chez Willstätter, Fourneau saisit immédiatement les enjeux scientifiques etcommerciaux de ces recherches sur les anesthésiques locaux, très employésen anesthésie par les chirurgiens36. La conception que Fourneau imagine dèscette année 1899 va se démarquer radicalement du schéma structural de lacocaïne pris jusque là par les Allemands comme un décalque pour reproduireune molécule aux propriétés identiques37. Le modèle, pour Fourneau, restela cocaïne, substance naturelle, mais son objectif est de reproduire la fonc-tion anesthésique de la molécule. Pour cela il lui faut, dans un premier temps,déterminer quel est le groupement chimique responsable de cette activité,puis le localiser dans la structure moléculaire naturelle et enfin le reproduireen respectant un environnement spatial qui tienne compte de la stéréo-chimie initiale de la cocaïne. L’historien-ne des sciences peut soutenir, avecces quelques arguments précis, que cette démarche intellectuelle est, en lacirconstance, plus inventive et plus audacieuse que celles des Allemands.
Une telle démarche, longue, méthodique, organisée, ne relève pas de la copie,mais marque au contraire l’originalité de la conception chimique (voir lesmolécules représentées fig. 1). Fourneau imagine ce schéma avec le savoir-faire et les outils intellectuels dont il a bénéficié chez Willstätter, mais c’esten France qu’il va concrétiser ce projet né en Allemagne. Son retour ne laissecependant pas de surprendre, dans la mesure où il sait qu’il ne va pas trou-ver les structures de laboratoires organisées et prospères qu’il connaît en 34 Anesthésies par voie péridurale.
35 L’eucaïne, dérivé de la cocaïne (éther méthylique), est employée depuis 1897 en France en chirurgie ORL. Les spécialistes allemands et français débattent de l’intérêt de substituer lacocaïne par les Eucaïnes A et B. Ils ne se prononcent cependant pas en faveur des Eucaïnesqui sont peut-être moins toxiques que la cocaïne mais présentent d’autres inconvénients, no-tamment leur diffusion très rapide autour du point d’injection: Chapiro 1898; Reclus 1903.
36 Reclus 1903.
37 Séverine Baverey-Massat-Bourrat affirme: «Surtout, il [Ernest Fourneau] est un des promo- teurs d’un modèle original de recherche, menant à la conception de produits nouveaux: à par-tir de la copie de produits allemands, il propose de créer des formules inédites». Cette affir-mation, non généralisable à l’ensemble des travaux d’Ernest Fourneau, occulte la véritablenature et l’originalité du travail du chimiste français, qui ne doit pas être systématiquementinféodé au modèle allemand, même dans ses débuts. Baverey-Massat-Bourrat 2004b, 50.
Allemagne; il faut les créer en France38. Ce qui rend singulière la situationd’Ernest Fourneau, c’est cette volonté de retourner dans son pays pour ypromouvoir les méthodes modernes dont il vient de s’enquérir, alors que lachimie organique française est en sourdine pour les raisons politiques ex-posées précédemment. A partir de 1901, Fourneau va importer d’Allemagneet diffuser un savoir-faire de laboratoire, pour réaliser en France des recher-ches performantes en chimie organique. L’orientation nouvelle impulsée à Cocaïne
Eucaïne A
Eucaïne B
Stovaïne
Fig. 1. Représentation spatiale de molécules à fonction anesthésique locale. Legroupement O–CO–C6H5 (souligné en pointillés) est responsable de l’activité et nonle noyau pipéridinique. Dans les molécules d’eucaïne, il est incéré dans un squelettemoléculaire complexe proche de la cocaïne, alors que pour la Stovaïne®, on remar-que aisément la simplification chimique opérée par Fourneau.
38 Pour les relations entre science allemande et science française, voir Charle 1994.
ces recherches va imposer progressivement une mutation de l’industrie de la chimie pharmaceutique française.
La Stovaïne®: catalyseur de l’essor de l’industrie pharmaceutique française
A la fin de l’année 1901, de retour en France, Fourneau prend les fonctionsde directeur de recherches scientifiques aux Etablissements Poulenc frères à Ivry-sur-Seine. Après 18 mois de travail, largement inspiré des méthodeséprouvées chez Willstätter, Fourneau et les Etablissements Poulenc frèresdéposent un brevet, en France puis en Allemagne, sur le chlorhydrate d’amy-léine ou Stovaïne® qui est un aminoalcool aux propriétés anesthésiqueslocales39. Fourneau et l’équipe de chercheurs dont il s’entoure constituent ledispositif qui rend possible la réalisation de cette innovation. La Stovaïne®n’est pas le résultat d’une commande, ou d’une demande thérapeutiqueexterne qui pourrait émaner d’une firme cherchant à diversifier sa produc-tion en élargissant ses innovations thérapeutiques. Elle n’est pas particu-lièrement réclamée ou impatiemment attendue par des cliniciens en manquede thérapeutique efficace ou par des consommateurs avertis40. Sa conceptionest le résultat d’un processus intellectuel rationnel, procédant d’une logiquechimique qui a nécessité l’intervention de collaborations réciproques au seind’un réseau amical regroupé aux Etablissements Poulenc frères41.
Les connaissances acquises en Allemagne sur la structure de la cocaïne, les travaux de Merling qui met au point les Eucaïnes A et B, la collabora-tion de son ami Tiffeneau qui prépare des aminoalcools selon la réaction deGrignard, l’infrastructure et l’environnement amical et non moins profes-sionnel des ateliers d’Ivry, sont autant de facteurs qui contribuent à la réus-site du projet42. La mise au point de la réaction chimique de synthèse s’avère 39 La Stovaïne® ou chlorhydrate d’amyléine est l’ester benzoïque d’un aminoalcool préparé par Tiffeneau en 1902. Le suffixe -aïne est commun à tous les anesthésiques locaux (rappelant lenom cocaïne). Stove signifie fourneau en anglais. Fourneau synthétise une série de corps quiont tous la particularité de présenter des propriétés anesthésiques locales. Fourneau 1904.
40 Pour le débat historiographique concernant la question du médicament inscrit dans une his- toire médicale, sociale, industrielle ou culturelle, voir Baverey-Massat-Bourrat 2004a; Bonah/Rasmussen 2005; Lesch 1993; Meyer-Thurow 1982; Quirke 1999.
41 Wimmer 1994. Pour les Laboratoires Schering, ce n’est pas par l’intégration de structures de recherche au sein de la firme que les innovations se conceptualisent. Wolfgang Wimmerobserve que les innovations de Schering résultent d’un réseau de collaborations entre leschercheurs dont les personnalités influencent l’évolution des recherches. L’historien peutfaire le même constat pour Fourneau, découvreur de la Stovaïne®, ce qui est logique puisquele Français est très influencé par le développement et la commercialisation des Eucaïnes parSchering.
42 Victor Grignard (1871–1935) obtient le prix Nobel de chimie en 1912 pour son travail sur les organomagnésiens (prix partagé avec Sabatier). La toute nouvelle réaction de Grignard(1901) permet d’obtenir des alcools et des hydrocarbures par action des organomagnésienssur les aldéhydes et les cétones. Cette réaction marque une étape importante en chimie etpermet d’envisager de nombreuses réactions de synthèses organiques.
aussi délicate que dangereuse techniquement, et nécessite le concours dechimistes avertis. La réaction de Grignard est en effet explosive et l’utilisa-tion des organomagnésiens demande aux frères Poulenc des investissementsmatériels importants pour une réorganisation des équipements, afin d’assu-rer la fabrication en grand dans leurs ateliers.Avant de lancer une fabricationindustrielle, les essais pharmacologiques et toxicologiques sur la Stovaïne®sont réalisés en interne au sein même des Etablissements Poulenc frères parLéon Launoy et Francis Billon. L’externalisation des premiers essais clini-ques est guidée par le choix de structures hospitalières d’excellence. Cettefois encore, le chirurgien Reclus mène les premiers essais cliniques à l’hôpi-tal Cochin de Paris43. Il en résulte que la Stovaïne® est moins toxique que lacocaïne, mais qu’elle est aussi moins active (comparée à la cocaïne, la doselétale se situe dans un rapport de 1 à 2 chez le cobaye). Ses utilisations thé-rapeutiques sont alors ajustées. Elle n’est pas utilisée en instillation oculairecomme anesthésique de contact mais en rachianesthésie et anesthésie localepar infiltration; sa bonne tolérance dans ces indications lui procure ses let-tres de noblesse. Le produit est actif, peu toxique et exploitable industriel-lement, ce qui marque un premier temps dans le succès de la Stovaïne®.
C’est une réussite commerciale. Par ailleurs – c’est le second temps de sonsuccès –, pour la première fois dans le domaine de la thérapeutique, une molé-cule synthétique est mise au point avec comme modèle une substance natu-relle active. Fondamentalement nouvelle est donc la démarche intellectuellede Fourneau qui parvient à déterminer dans la structure complexe de lacocaïne le groupement responsable de l’activité anesthésique locale. Par unprocessus de simplification moléculaire, la relation structure/activité, connuedes chimistes et qu’ils cherchent à exploiter, est ici pour la première foispleinement maîtrisée par Fourneau. Ainsi, la première partie de la phrase dujournaliste du Paris médical écrite en 1929 dit combien la mise au point de laStovaïne® est l’illustration de la mise en application logique de principesthéoriques que les chimistes français influents refusaient d’introduire enFrance jusque là; elle dit aussi combien originale et novatrice est la démar-che scientifique: La découverte de la Stovaïne® marque dans l’évolution de la chimie des médicamentssynthétiques une date importante, dans le domaine de la théorie, où elle a apporté des idéesvraiment nouvelles.44 La naissance de la Stovaïne® en 1903 marque donc un moment en ce qu’elleconstitue le sésame qui ouvre en France un vaste domaine de recherche etautorise les industriels à entrevoir des applications industrielles rentables à terme. C’est un catalyseur qui permet aux industriels français de prendreconfiance dans la synthèse organique française. Son exemple prouve que le 43 Launoy/Billon 1904; Launoy 1904.
44 Paris médical 1929.
développement industriel d’applications pratiques directement issues derecherches théoriques est réalisable en France comme il l’est en Allemagne45.
En cela, elle inaugure bien en France un «mouvement dont l’Allemagne jus-que là avait conservé le monopole»46.
En tant qu’anesthésique local, la Stovaïne® est un médicament, sans être à proprement parler un agent thérapeutique, c’est-à-dire une substance cura-tive qui soigne ou corrige les effets d’une maladie. C’est, plus exactement, unadjuvant qui accompagne et complète l’action thérapeutique lui permettantde se réaliser dans de bonnes conditions ou d’être plus efficace. De la per-formance des anesthésiques (locaux et généraux) dépend la possibilité deréaliser des interventions chirurgicales plus efficaces, plus sûres et plus auda-cieuses, c’est-à-dire aussi plus risquées. La découverte de la Stovaïne® ainsique son succès commercial n’échappent pas au médecin devenu récemmentdirecteur de l’Institut Pasteur de Paris, Emile Roux, très attentif aux innova-tions thérapeutiques. Si Fourneau a conçu la Stovaïne®, qui, mieux que lui,pourrait imaginer dans la même logique intellectuelle des séries de produitschimiques de synthèse actifs contre les maladies infectieuses? Roux prendainsi conscience, dès les premières années de son mandat de directeur qu’ilmanque incontestablement au sein de l’Institut Pasteur une structure derecherche capable d’élaborer des séries chimiques de produits pharmaceu-tiques nouveaux ou bien des dérivés de produits déjà existants, pour épaulerles thérapeutiques pasteuriennes dont il perçoit les limites depuis les années1880. Ces limites apparaissent clairement à la suite des échecs successifsrencontrés lors des essais de traitement de certaines maladies: fièvre jaune,tétanos, syphilis, tuberculose, streptococcies, ou autres staphylococcies,contre lesquelles la sérothérapie et la vaccination ne donnent aucun résultaten pratique médicale. Pourtant, le succès de la vaccination contre la variole47,le charbon du mouton (1881) ou le rouget du porc, puis la victoire remportéepar la sérothérapie antidiphtérique chez les jeunes enfants (1894) à laquelleRoux a largement contribué, avaient nourri d’immenses espoirs. La pratiqueet la réalité scientifique apportent assez vite un démenti à ces espérances car,si le principe de l’élaboration de vaccins ou de production de sérums spé-cifiques semblait théoriquement généralisable à l’ensemble des maladiesinfectieuses, la complexité de la recherche et la difficulté à maîtriser lematériel biologique opposent très vite de nombreux échecs à l’engouementdes premiers succès pasteuriens. De la même manière, dans le domaine des 45 La stratégie de recherche et les logiques scientifiques propres à la mise au point de la Sto- vaïne® ne peuvent pas être transposées à la découverte d’autres molécules actives des Labo-ratoires Poulenc frères. Chaque produit répond en effet, le cas échéant, à une commande, àune mise au point, à des indications voire à des usages très spécifiques. Ces considérationsne font pas l’objet du présent travail.
46 Paris médical 1929.
47 La généralisation de la vaccination antivariolique se fait en France à partir de 1798, à la suite de la publication des travaux de Jenner 1796.
maladies parasitaires (trypanosomiase, paludisme), les essais de vaccino-thérapie restent vains. Avec Pasteur et ses disciples, la lutte anti-infectieuseétait franchement orientée vers la sérothérapie et la prévention vaccinale;mais dorénavant, en cette fin de XIXe siècle, force est d’admettre que les tech-niques pasteuriennes ne peuvent assurer la prévention et/ou la guérison deces maladies. Il faut donc inventer de nouvelles thérapeutiques et se tournervers l’utilisation d’agents chimiques qui pourraient compléter avantageuse-ment les thérapeutiques pasteuriennes. La thérapeutique anti-infectieusedoit s’enrichir de produits chimiques efficaces, spécifiquement dirigés contrel’agent infectieux. Dès 1902 à l’Institut Pasteur de Paris, Alphonse Laveran(1845–1922), Félix Mesnil (1868–1938) et Charles Nicolle (1866–1936) testentun certain nombre de substances chimiques, parmi lesquelles figurent descolorants, des dérivés mercuriels et arsenicaux. Utilisés seuls ou en associa-tion, ces produits semblent prometteurs. Au vu des résultats publiés entre1900 et 1910, Roux acquiert la certitude que l’utilisation de substanceschimiques dans le traitement des maladies infectieuses et parasitaires peutaboutir à des succès thérapeutiques. Conforté dans cette idée par le succèsde la démarche d’Ernest Fourneau, il va créer, au sein de l’Institut Pasteurde Paris, une structure originale et «organiser un laboratoire s’occupant derecherches des corps nouveaux pouvant être employés comme médicamentsdans les maladies infectieuses». Le compte-rendu de la réunion du conseild’administration de novembre 1910 précise: «M. Roux croit que dans cettevoie nouvelle et difficile où il y a tant d’essais à faire, de combinaisons à cher-cher, un candidat est désigné plus qu’un autre. C’est M. Fourneau inventeurde la Stovaïne.»48 Ainsi, sous l’impulsion de son directeur, l’Institut Pasteurde Paris se dote d’un nouveau laboratoire dont la vocation est de mettre au point des molécules de synthèse chimiquement actives dans le traitementdes maladies infectieuses. Le premier laboratoire de chimie thérapeutiquefrançais voit le jour à l’automne 1910. Si Roux fait appel à Fourneau, phar-macien chimiste, pour créer la structure et assurer la direction d’une équipecompétente, ce n’est donc pas fortuit. C’est bien l’inventeur de la Stovaïne®qu’il convoque. Le conseil d’administration de l’Institut Pasteur approuve etofficialise la création de cette unité de chimie thérapeutique. Fourneau, parson expérience universitaire française et allemande, par son savoir théoriqueet pratique qui lui a assuré le succès industriel récent, apparaît alors commele chercheur le plus compétent pour assurer la direction et organiser le tra-vail de l’équipe de chercheurs du laboratoire.
Roux offre ainsi à Fourneau une plate-forme au sein de l’Institut Pasteur pour développer, à partir de 1911, ce qui, en France, n’existait pas encore maisque l’allemand Paul Ehrlich49 (1854–1915) développe en Allemagne depuis 48 Conseil d’administration et assemblées générales, Archives de l’Institut Pasteur.
49 L’historiographie s’est largement penchée sur les travaux d’Ehrlich; voir entre autres: Baum- ler 1984; Liebenau 1990; Marquardt 1949.
les années 1880: la chimiothérapie, cette branche de la chimie qui met à ladisposition de la thérapeutique des médicaments obtenus par synthèse.
A l’origine de la chimie thérapeutique française:
la chimiothérapie allemande

Comprendre la naissance et l’essor de la chimie thérapeutique françaisenécessite de porter un regard sur ce qui se passe en Allemagne, à partir desannées 1880, dans le laboratoire d’Ehrlich auquel l’historiographie attribueà bon droit le statut de «père de la chimiothérapie».
La chimiothérapie naît et se développe en Allemagne à la suite des tra- vaux menés par Ehrlich et ses collaborateurs. Dans les années 1880, ils inau-gurent des recherches de chromothérapie, c’est-à-dire de thérapeutiquebasée sur l’utilisation des colorants. Il s’agit de ces nombreux colorantsutilisés par l’industrie textile dont l’Allemagne maîtrise parfaitement lasynthèse (à l’exemple de l’alizarine). En 1896, Ehrlich montre que le bleu de méthylène, administré aux animaux, réalise une teinture élective desterminaisons nerveuses, preuve de la fixation du produit chimique sur unrécepteur du tissu nerveux. Par ailleurs, Ehrlich suppose que le bleu deméthylène est fixé par les microorganismes qui, s’ils conservent leurs méca-nismes vitaux intacts, ont une vitalité très sensiblement diminuée50.Vers 1890,le bleu de méthylène est alors préconisé comme antiseptique et antipalu-dique, applications qui apparaissent comme une conséquence directe desthéories d’Ehrlich et de ses hypothèses51. La sphère intellectuelle d’électiond’Ehrlich englobe donc deux concepts fondamentaux. Premièrement, lesrelations d’affinité (ou de fixation par tropisme) qu’un produit chimiqueentretient avec les tissus. Expliquant ainsi la neutralisation des toxines bac-tériennes dans le sérum d’un animal immunisé, il jette les bases de la théorieimmunologique de la fixation antigène/anticorps pour lesquelles il reçoit leprix Nobel de médecine en 190852. Deuxièmement, l’atténuation – voire danscertains cas la destruction – d’un parasite par une substance chimique, ce quiest mis en évidence et peut être visualisé avec les colorants (bleu de méthy-lène entre autres). Selon Ehrlich, les colorants pénètrent une cellule ou unmicroorganisme, se fixent sur des récepteurs, atténuent la vitalité et/ou tuentla cellule malade ou le microbe pathogène. Les objectifs de la chimiothéra-pie anti-infectieuse naissent de ses constatations: mettre au point la substance 50 Guttmann/Ehrlich 1891.
51 Ehrlich et Guttmann travaillent sur l’action du bleu de méthylène en 1891 et montrent la grande affinité de ce colorant pour les trois corps kystiques décrits par Laveran dans le sérumdes paludéens. Cependant, si l’action antimalarique du bleu de méthylène est reconnue parcertains cliniciens, elle reste trop faible selon Laveran pour que son action s’exerce efficace-ment contre les hématozoaires du paludisme. Voir Héron de Villefosse 1897.
chimique la plus efficace pour neutraliser ou tuer la cible qui est le micro-organisme pathogène53. C’est l’acte fondateur de cette discipline baptiséechimiothérapie54.
Ces conclusions très nouvelles n’échappent pas aux chercheurs de l’Ins- titut Pasteur qui mènent parallèlement des études sur les colorants et sur une molécule déjà ancienne, l’Atoxyl® – dérivé organique aromatique del’arsenic –, synthétisée en France par Antoine Béchamp (1816–1908) en 1863.
Introduit par les Allemands dans la thérapeutique en 1902, l’Atoxyl® est pré-conisé d’abord dans le traitement des maladies du sang (anémie, furonculose,maladie de la peau) puis, comme tous les arsenicaux, pour augmenter la résis-tance de l’organisme dans sa lutte contre les maladies infectieuses, la tuber-culose en particulier55. Ehrlich envisage de tester l’Atoxyl® pour élucider sonaction réelle, mais énigmatique, dans l’augmentation de la résistance desorganismes aux maladies infectieuses. L’Atoxyl® serait-il efficace contre lesagents des maladies parasitaires et infectieuses? Le travail d’Ehrlich sur l’Atoxyl®, synthétisé industriellement en Allemagne par la firme Vereinigtechemische Werke (Union des usines de produits chimiques) de Charlotten-burg56, permet alors d’étendre ses indications thérapeutiques vers le traite-ment des maladies parasitaires57. France, Allemagne, Angleterre, Portugallancent dans le même temps des recherches sur l’efficacité et le mode d’ac-tion du produit. Cette concentration de travaux n’est pas fortuite et s’ex-plique par la préoccupation des pays colonisateurs d’éradiquer dans leursEmpires les maladies parasitaires ou infectieuses: trypanosomiase (dans sa forme humaine et dans ses formes animales destructrices de bétail),paludisme, tuberculose, syphilis, pour citer quelques maladies à morbiditépréoccupante pour ces Etats.
Des travaux de recherche sont menés dans ce sens à l’Institut Pasteur où Laveran et Mesnil se penchent sur les trypanosomiases animales et hu- 53 C’est la théorie du magic bullet (projectile magique) et du cellular target (cible cellulaire); 54 Le début de la chimiothérapie remonte donc aux années 1880 et non à 1909 comme l’écrit Séverine Baverey-Massat-Bourrat en affirmant: «La chimiothérapie c’est-à-dire des traite-ments médicaux à l’aide de médicaments de synthèse, débute avec la mise sur le marché du Salvarsan: traitement contre la syphilis mis au point par Paul Ehrlich en 1909.» Baverey-Massat-Bourrat 2004a, 55.
55 Fourneau 1907.
56 L’Atoxyl® est commercialisé ensuite par Hoechst.
57 On trouve de très nombreux exemples de produits pour lesquels il faut redéfinir les indica- tions thérapeutiques à la suite de découvertes, souvent fortuites, de propriétés insoupçonnées.
Les usages des molécules actives sont ainsi élargis tantôt par les physiologiques, les biolo-gistes, tantôt par les pharmacologues et même parfois les cliniciens. A l’heure actuelle, lesrévisions d’autorisation de mise sur le marché sont là pour le confirmer. Certains médica-ments anciens ou récents ont retenu à cet égard l’attention du grand public: l’Aspirine®, laThalidomide®, le Largactil® et plus récemment le Viagra®. Les professionnels du médicamentsont rompus à ce genre de pratique.
maines58, tandis qu’Elie Metchnikoff, en collaboration avec Roux, appro-fondit ses recherches sur la syphilis expérimentale des grands singes59. Lesrecherches thérapeutiques s’appuient donc, dans ces premières années duXXe siècle, sur les découvertes expérimentales des microbiologistes qui, enreproduisant au laboratoire une maladie infectieuse ou parasitaire, offrent la possibilité de tester rationnellement l’efficacité d’agents chimiques sus-ceptibles de la guérir ou d’en atténuer les signes60. La circulation des savoirspermet aux chercheurs allemands de bénéficier des résultats français, toutcomme les chercheurs de l’Institut Pasteur s’approprient les conclusionsd’Ehrlich en matière de chimiothérapie. L’Atoxyl® est testé comme spéci-fique des trypanosomiases puis se montre également actif contre l’agent dela syphilis. Cependant, ce produit révèle vite sa neurotoxicité et sa capacitéà provoquer des formes de résistance, ce qui limite de facto son emploi commespécifique61. C’est pourquoi, à partir de 1907, les scientifiques modifient leurstratégie de recherche en comprenant, avec Ehrlich, que l’utilisation pro-longée d’un seul médicament induit des résistances de la part des micro-organismes et réduit considérablement l’efficacité thérapeutique des subs-tances actives.A l’Institut Pasteur,les médications combinées sont alors déve-loppées avec un certain succès dans les trypanosomiases expérimentales62.
Ehrlich, quant à lui, opte pour une stratégie de modification structurale de lamolécule d’Atoxyl® et oriente ses recherches vers des arsenicaux contenantun atome d’arsenic engagé dans une liaison trivalente. L’arsenic de l’Atoxyl®est pentavalent (voir fig. 2). Dès 1908, il publie des conclusions originalesattribuant la grande toxicité de l’Atoxyl® à la pentavalence de l’atomed’arsenic. Les pasteuriens Mesnil et Laveran, qui viennent de démontrer quel’Atoxyl® n’agit pas in vitro, apportent ainsi à Ehrlich la preuve que si ce corpsest actif in vivo, ce n’est qu’après avoir subi une transformation réductricedans l’organisme, cette transformation faisant précisément passer l’atomed’arsenic de l’état pentavalent à l’état trivalent63. Il n’en faut pas plus àEhrlich pour bannir totalement les dérivés pentavalents (toxiques et inactifsin vitro) et se consacrer exclusivement aux dérivés trivalents (moins toxiqueset directement utilisables par l’organisme). Il s’introduit ainsi sur le terraindes relations structure/activité et tente de trouver une substance encore plus 58 Laveran/Mesnil 1904.
59 Mesnil/Nicolle/Aubert 1907.
60 On ne peut reproduire expérimentalement une maladie infectieuse que lorsque l’agent res- ponsable est isolé et identifié. Pour la syphilis, la découverte du tréponème par Schaudinn en1906 ouvre un champ d’investigations nouveau. Laveran/Thiroux 1908.
61 Ehrlich 1907.
62 L’Atoxyl® a été associé aux sels de mercure, puis il est apparu que l’association Atoxyl®/ autre dérivé arsenical donnait des résultats prometteurs. Laveran/Thiroux 1908. L’institutPasteur teste également des colorants, seuls ou en association.
63 Ehrlich 1909. Conférence faite le 31 octobre 1908, parue en janvier 1909.
efficace que l’Atoxyl®, moins toxique, plus fiable et n’induisant pas de phé-nomène de résistance.
C’est précisément sur ce détail de technique à la fois pharmacologique et chimique que les champs de recherches d’Ehrlich dans le domaine des déri-vés arsenicaux vont rejoindre ceux de Fourneau, lequel travaille cependantdans un domaine thérapeutique différent. Roux va jouer son va-tout sur cettebande d’intersection et inciter les chercheurs de son établissement à s’enga-ger sur cette voie de la chimiothérapie qu’il juge porteuse. Les modificationsstructurales apportées au squelette moléculaire peuvent déboucher sur desmédicaments actifs. Les succès d’Ehrlich ne démentiront pas cette convictionqu’il partage avec Fourneau.
Arsenic pentavalent
5 liaisons covalentes

Atoxyl de Béchamp
Stovarsol de Fourneau
rseni cs t
isons co al
Salvarsan d'Ehrlich ou
606 (1910)

Fig. 2. Modifications structurales apportées aux arsénobenzols. L’arsenic pentavalentde la molécule d’Atoxyl est jugé toxique par Ehrlich qui synthétise le salvarsan danslequel l’arsenic est trivalent. Fourneau travaille à nouveau, en 1921, sur les dérivés pen-tavalents de type Atoxyl abandonnés pourtant par Ehrlich et aboutit au Stovarsol®,actif par voie orale et de bonne tolérance.
La commercialisation du Salvarsan® d’Ehrlich par la firme allemande Hoechst en 1909, puis du Néosalvarsan® deux ans plus tard, consacre lestravaux allemands de chimiothérapie64. En 1910, le succès commercial deHoechst est total. Le produit est présenté par la firme comme une grandeinnovation car il réalise, dans certaines conditions, la therapia sterilisansmagna, c’est-à-dire une guérison d’emblée sans récidive par l’administrationd’une cure unique. Ces produits, actifs contre les trypanosomiases humaineset contre l’agent pathogène de la syphilis, le Treponema pallidum, inondenttrès rapidement le marché du médicament en Europe et mettent le mondescientifique et médical en effervescence. C’est en effet cette dernière indi-cation qui assure le succès et la renommée internationale des produits enEurope. Leur succès prouve combien la chimiothérapie est une alternativeaux méthodes pasteuriennes; l’efficacité des arsénobenzols d’Ehrlich, quipublie ses résultats dès 1908, a un effet de levier sur la décision de créer lelaboratoire de chimie thérapeutique à l’Institut Pasteur de Paris. Persuadéque l’Institut qu’il dirige peut jouer un rôle important sur la scène de lachimiothérapie anti-infectieuse, Roux veut créer une structure originaleassociant le tout nouveau laboratoire de chimie thérapeutique de Fourneauet les Etablissements Poulenc frères avec lesquels un partenariat est orga-nisé. Dès le début de l’année 1911, à la demande explicite de Roux, Four-neau renonce officiellement à ses fonctions de directeur du laboratoire derecherche pharmaceutique aux Etablissements Poulenc frères. Dans les faitscependant, Fourneau reste attaché à la firme et des accords sont passés entreMaurice Meslans, directeur scientifique de l’Usine Poulenc d’Ivry, CamillePoulenc, l’un des frères fondateurs de la maison et ami de Fourneau, ainsique Billon, pharmacien chimiste et George Roché, attaché à la directioncommerciale. Une convention peut-être simplement tacite (les archives del’Institut Pasteur restent muettes sur ce point) vient codifier les relationsdéveloppées entre l’industrie et l’Institut Pasteur: les Etablissements Poulencfrères prennent en charge une partie des frais de personnel, ainsi que lesdépenses en produits et en matériel du laboratoire de chimie thérapeutique.
En contrepartie, Fourneau s’engage à proposer en priorité l’exploitation deses découvertes aux usines d’Ivry. Si un marché est conclu, il bénéficiera d’uneredevance sur les produits exploités, sinon il pourra disposer à sa guise desdécouvertes de son laboratoire pasteurien. La prise de brevet se fait au nom de Fourneau et des Etablissements Poulenc frères. Une symbiose s’établit de facto entre ces derniers et le laboratoire de chimie thérapeutique de l’Ins-titut Pasteur; Fourneau coordonne les relations entre les deux instances.
64 Le Salvarsan® et le Néosalvarsan® sont des dérivés arsenicaux trivalents, communément appelés le 606 et le 914, ces chiffres correspondant au numéro d’ordre d’apparition du produitdans les cahiers de synthèses du laboratoire. Plus de six cents produits sont donc synthétiséset testés par l’équipe d’Ehrlich avant le 606. Le brevet est déposé par les usines Lucius,Meister & Brüning de Hoechst-sur-le-Main (Hoechst) en date du 10 juin 1909.
Roux, quant à lui, orchestre la mise en place d’une structure originale decoopération efficace entre la science (dont la recherche est concentrée géo-graphiquement dans les locaux de l’Institut Pasteur du XVe arrondissementde Paris) et une unité de production commerciale et industrielle bien dis-tincte. La passerelle créée à cette date – 1911 – ancre ses fondations sur lelaboratoire de chimie thérapeutique de Fourneau. La conception intellec-tuelle de ce modèle français est donc le fruit du cheminement du directeurde l’Institut Pasteur: Roux, et, avant lui, Emile Duclaux65. L’éloignement géo-graphique de la structure de recherche et de la structure industrielle, alliée à une séparation très nette des directions, installe une relation de relativedépendance et/ou de relative indépendance qui marque de façon très posi-tive ce partenariat original. La firme Poulenc frères, dont la branche spécia-lités pharmaceutiques ne restera déficitaire que jusqu’en 1914, profite du rap-prochement avec l’Institut Pasteur pour développer son secteur industriel.
Sur le site de l’Institut Pasteur, l’ensemble des laboratoires de biologie, dephysiologie, de pathologie exotique, ainsi que l’existence de l’hôpital Pasteuroù un service de contagieux est organisé dès 1900, permet de tester biolo-giquement et médicalement les substances issues de la recherche pharma-ceutique. De son côté, l’Institut Pasteur bénéficie des structures de pro-duction industrielle de la firme Poulenc frères et de toute l’organisationcommerciale à laquelle elle consacre des moyens financiers et humainsimportants depuis sa création. Ce partenariat procède bien d’une symbiose,chaque protagoniste profitant avantageusement des infrastructures existan-tes, des compétences et de l’expérience du personnel formé à la chimie desynthèse, du réseau relationnel des chercheurs, tout en gardant son indivi-dualité propre.
Le modèle allemand de l’intégration des laboratoires de recherche au sein même de l’entreprise (Bayer ou Hoechst) qui avait convaincu Fourneaudès 1899 apporte la preuve de l’efficacité d’échanges constants entre scienceet industrie. Le modèle français mis en place par Roux trouve son originalitédans son organisation géographique, dans sa conception intellectuelle,dans son mode de fonctionnement, le laboratoire de chimie thérapeutiqueconstituant l’assise stabilisatrice de ce schéma.
65 Dès 1897, Emile Duclaux mentionne le projet de création de l’Institut de chimie construit en 1900 (voir Opinel, Annick, Note sur le bâtiment de chimie biologique [bâtiment Duclaux],Institut Pasteur). Environ 5000 m2 de locaux sont consacrés à la réalisation de laboratoiresde chimie et d’enseignement de la chimie au sein des laboratoires de l’Institut Pasteur à Paris,alors que la surface allouée aux laboratoires de microbiologie est de 1500 m2 et celle deslocaux de consultation contre la rage de 700 m2. Ainsi, 2200 m2 de surface sont attribués à lamicrobiologie, le double à la chimie. Cette organisation spatiale traduit l’importance accor-dée au secteur de la chimie – recherche et enseignement – par l’Institut Pasteur dès la fin duXIXe siècle.
Une stratégie d’anticipation: les recherches thérapeutiques sur les maladies
infectieuses

Dans cette période précédant la Grande Guerre, la balance commerciale dela France en matière de produits chimiques et pharmaceutiques reste défici-taire. L’industrie chimique française est en sourdine, mais la France ne souf-fre pas de la supériorité allemande dans la période 1860/1913. Elle profitemême pleinement des avancées chimiques et pharmaceutiques réaliséesoutre-Rhin, car elle se procure en Allemagne ce qu’elle ne produit pas elle-même. Roux, Fourneau et les frères Poulenc amorcent dès 1911 un proces-sus d’autonomisation de l’industrie pharmaceutique française et devancenten quelque sorte ce qui se produit quelques années plus tard par nécessité de guerre. Outre les produits chimiques tels que l’acide sulfurique, l’acidechlorhydrique, la potasse ou le sulfate d’ammonium brut, la France imported’Allemagne des médicaments finis. En France, une des questions est desavoir si on doit fabriquer les produits issus de la recherche allemande. Leprésident de la société de thérapeutique, Georges Bardet, répond par lanégative, arguant qu’il faut abandonner aux Allemands la fabrication de leursproduits et en fabriquer d’autres, équivalents. Pour Fourneau, c’est là uneposition d’arrière-garde. Au contraire, il vaut mieux fabriquer le produitallemand selon un procédé de fabrication original à mettre au point, afin decontourner le brevet qui protège ce procédé mais pas le médicament66. Deuxarguments sont invoqués. Premièrement, la France n’est pas en mesure tech-niquement ni financièrement d’organiser à court terme une production demédicaments de remplacement et, bien souvent, le produit original se main-tient sur le marché à côté de sa copie, ce qui compromet le succès commer-cial d’une telle opération. Deuxièmement, pour les grands médicaments dontles procédés de fabrication sont tombés dans le domaine public (antipyrine,gaïacol, acide acétylsalicylique), il suffit d’organiser des chaînes de produc-tion dans les usines françaises. La rupture des relations commerciales avecl’Allemagne opérée au début du premier conflit mondial et l’augmentationsoudaine de la demande en produits chimiques des pays belligérants révèlentde façon très brutale à la France, comme aux autres pays en guerre, leurdépendance vis-à-vis de l’Allemagne et l’écrasante supériorité de son in-dustrie chimique67. Dans un premier temps, c’est surtout l’industrie textile,tributaire des colorants, qui est touchée par le blocus.Tous les pays concernésdoivent augmenter leur production et réorganiser leur industrie. En France,il existe des succursales allemandes des grandes usines de colorants: Badi- 66 Sur les brevets, voir Beltran/Chauveau 2001 et Cassier 2004.
67 Les produits organiques sont nécessaires à la fabrication de produits chimiques, pharma- ceutiques, photographiques et aussi à la production d’explosifs employés dans l’industrie deguerre (voir supra).
sche Anilin und Soda Fabrik (BASF); Bayer; Lucius, Meister & Brüning(Hoechst); Weiler-ter-Meer; Cassella; firmes qui produisent des matièrespremières de produits pharmaceutiques68. L’entrée en guerre accélère la prisede conscience de cette dépendance et provoque des réactions dans les milieuxpolitiques et scientifiques. L’Office des Produits Chimiques et Pharmaceu-tiques, créé par décret le 17 octobre 1914, a pour directeur le pharmacienAuguste Béhal. Rattaché au Ministère du commerce, cet organisme a unedouble mission. D’une part, dresser l’inventaire général des quantités exis-tantes de produits chimiques et pharmaceutiques, évaluer leur production,assurer les approvisionnements et une bonne répartition; d’autre part, déve-lopper la production de ces matières et encourager la fabrication de produitsnouveaux: Si en 14 nous possédions toutes les bases d’une puissante industrie chimique, c’était essen-tiellement dans le domaine des fabrications de synthèse organique que notre infériorité étaitréelle et allait s’accentuant d’année en année par rapport à l’Allemagne où leur importanceétait devenue formidable et où elles entraînaient dans leur développement celui de tous lesautres arts chimiques.69 Après ce constat, les membres de l’Office débattent sur la solution d’urgenceà trouver pour échapper à une pénurie de produits. Les stocks des usines alle-mandes installées en France permettent d’assurer les besoins les plus urgents,mais il faut pallier la pénurie de matières premières et produire, entre autres,les dérivés benzéniques issus de la distillation des goudrons de houille néces-saires aux synthèses organiques pour assurer la fabrication des médica-ments70. La France importe d’Angleterre et des Etats-Unis le benzène et letoluène, avant la création de la Compagnie Nationale des Matières Colo-rantes en février 191771.
L’orientation prise par le laboratoire de chimie thérapeutique de l’Insti- tut Pasteur dès 1911 selon les principes mis en avant par Fourneau, devanceces prises de décisions politiques issues de la guerre. La mise au point de lasynthèse des premiers arsénobenzols français se fait chez Poulenc frères.
Billon sert de prête-nom à l’Arsénobenzol Billon® et au NovarsenobenzolBillon® dont le procédé de fabrication est mis au point conjointement parFourneau et Paul Charpentier, son assistant de laboratoire chez Poulencfrères. C’est un très grand succès commercial en France. Chimiquement iden-tiques aux produits allemands, les arsénobenzols français sont synthétisésselon un procédé différent.
68 Il existe en Allemagne, à la veille du premier conflit mondial, huit grandes firmes de matiè- res colorantes qui produisent avec leurs filiales étrangères 140 000 tonnes des 160 000 tonnesmondiales annuelles. 85% du tonnage produit en Allemagne est destiné aux marchés exté-rieurs, selon Aftalion 1988.
69 Georges Roché: Commission des mesures douanières de l’Office des produits chimiques et pharmaceutiques. Archives de l’Institut Pasteur.
70 Fourneau 1915.
71 Aftalion 1988. Ceci est en rapport direct avec le retard de la chimie organique française.
Une compétition poursuivie après la guerre
La lutte contre les maladies infectieuses est une priorité de santé publiquedans la période de l’entre-deux-guerres. Aussi, la recherche de moléculesactives dans ce domaine se développe-t-elle largement. Le plateau techniqueperformant constitué par les équipes de l’Institut Pasteur et les Etablisse-ments Poulenc frères s’implique dans cette recherche de différentes maniè-res. Les arsénobenzols d’Ehrlich ont joué le rôle de levier pour inciter leschercheurs à engager des programmes de recherche dans les pays européenset aux Etats-Unis. Ces produits sont porteurs de grands espoirs et ne sontplus le pré carré des Allemands. Leur grande toxicité reste un problèmemajeur pour les thérapeutes. Les Etablissements Poulenc frères commer-cialisent en 1921 deux dérivés arsenicaux mis au point par Fourneau: leStovarsol® ou 190 F, antisyphilitique et antiparasitaire actif par voie orale,et l’Orsanine® ou 270 F, qui se révèle actif dans le traitement des trypano-somiases72. Il s’agit ici d’une stratégie de recherche identique à celle qui mèneà la Stovaïne® (simplification de formule, diminution de toxicité). Quand en 1920 la firme Bayer commercialise le 205 Bayer ou Germanine® dont laformule est tenue secrète, Fourneau cherche à reproduire à l’identique cettemolécule trypanocide. Trois ans sont nécessaires pour déterminer la formuleexacte du 205 Bayer parmi 25 structures isomères possibles73. C’est par uneanalyse minutieuse des textes des brevets déposés par les Allemands depuis1912 que Fourneau parvient à déduire la seule formule possible: celle qui pos-sède notamment le même coefficient chimiothérapique dans le traitementdes trypanosomiases74. Les Etablissements Poulenc frères mettent au pointla fabrication du 309 F (chimiquement identique au 205 Bayer) commercia-lisé sous le nom de Moranyl®. Cette fois, la stratégie de recherche est fondéesur la reproduction à l’identique de molécule comme pour le Salvarsan® etle Néosalvarsan®. Une découverte importante est réalisée par les équipes de Fourneau en 1935 après la publication de Gerhardt Domagk sur l’activitéantimicrobienne du Prontosil®75. L’équipe de chercheurs de l’Institut Pasteurmenée par Fourneau montre que le Prontosil® n’est pas actif en tant quecolorant, mais parce qu’il libère in vivo un composé, non coloré, le para-amino-phényl-sulfonamide (1162 F), porteur à lui seul de l’activité antibac- 72 190 F et 270 F sont des dérivés arsenicaux pentavalents, proche de l’Atoxyl® qu’Ehrlich avait abandonné à cause de leur toxicité. Par un jeu de modifications structurales Fourneau par-vient à obtenir des produits peu toxiques et, pour le Stovarsol®, actif par voie orale. Ce n’estque secondairement, après les travaux de Augusto Navarro-Martin et Constantin Lévaditi,que le Stovarsol® a été trouvé actif par voie orale. Remarque: 190 F est le numéro d’ordre dela molécule dans la série de corps synthétisés par Fourneau (voir le 606).
73 Deux isomères ont des formules brutes identiques, mais l’agencement spatial des atomes au sein de la molécule n’est pas le même; cela leur confère des propriétés différentes.
74 Fourneau/Tréfouël/Tréfouël/Vallée 1924.
75 Domagk 1935.
Para-amino-phényl-sulfonamide de
Fourneau ou
1162 F SEPTOPLIX

Fig. 3. Le Prontosil® de Domagk est une structure volumineuse. Seul le groupementpara-amino-phényl-sulfonamide est responsable de l’activité antibactérienne. On voitimmédiatement la simplification moléculaire du 1162 F par rapport au Prontosil®.
térienne. Cette déduction résulte de considérations chimiques en adéquationavec la logique de Fourneau: relation structure/activité et simplificationmoléculaire76. Seul le groupement sulfonamide greffé sur l’énorme squelettedu Prontosil® est responsable de l’activité anti-microbienne. C’est exacte-ment le même principe exposé précédemment pour la cocaïne (voir fig. 3).
La découverte de l’activité antibactérienne des sulfamides ouvre un champde recherche très fécond. En démontrant, une fois de plus, qu’il y a une re-lation entre la structure d’une molécule et son activité thérapeutique, leschimistes peuvent désormais imaginer greffer des restes actifs sur des struc-tures moléculaires connues et multiplier ad infinitum les séries de principesactifs. Parler des relations entre la constitution chimique d’un corps et sonaction physiologique sous-entend une idée de prévision. Connaissant l’effetde quelques termes d’une série, il est possible, en théorie, de prévoir celui den’importe quel autre terme. Bien que ce soit une extrapolation hasardeuse,cela est pratiqué de façon systématique en pharmacologie depuis ces travauxsur les sulfamides, ce que Fourneau avait déjà mis en application lors de lamise au point de la Stovaïne®. Si l’empreinte laissée par les sulfamides dansla mémoire collective est beaucoup plus importante que celle laissée par laStovaïne®, le travail mis en œuvre pour cette dernière est néanmoins toutaussi important et marque l’antériorité de la démarche. On peut considérerla Stovaïne® comme une innovation thérapeutique mineure, dans la mesureoù ses performances thérapeutiques demeurent inférieures à celle de lacocaïne. En revanche, c’est incontestablement une innovation chimiquemajeure; la démarche intellectuelle qui a aboutit à sa mise au point a en effet infléchi la réflexion de nombreux chimistes et pharmacologues. Ainsi, 76 Le présent travail n’aborde pas cette question des sulfamides et renvoie à l’historiographie sur le sujet. Voir notamment Quirke 1999; Lesch 1993; Bovet 1988.
l’action physiologique de termes encore inconnus dans une série chimiquepeut être prévue, voire définie à l’avance avec plus de justesse que ses pro-priétés physiques ou chimiques. Les modifications chimiques même les plusinsignifiantes en apparence apportées à des molécules actives ont pour consé-quence les changements les plus inattendus dans l’action thérapeutique. LaStovaïne® marque donc un temps dans la chimie des médicaments.
Conclusion
Premier anesthésique de synthèse mis sur le marché en 1904, la Stovaïne®change le paysage thérapeutique français. Si les dynamiques qui ont concouruà cet événement marquant sont multiples, elles sont néanmoins focaliséesautour de son inventeur: Ernest Fourneau. En France, dans un climat scien-tifique marqué à la fois par un conservatisme universitaire radical et par lepositivisme véhiculé par les idées d’Auguste Comte, les représentants de lachimie française restent longtemps englués dans des théories anciennes ré-volues et ne daignent pas reconnaître la théorie atomique comme un ins-trument intellectuel capable de propulser les applications de la chimie dansl’ère industrielle. Contrairement à la chimie française, la chimie allemandeemprunte la voie du développement industriel et organise des laboratoiresde recherches pharmaceutiques performants en son sein, dès le milieu duXIXe siècle. C’est pour cette raison qu’en 1899, Fourneau choisit de parache-ver sa formation de pharmacien-chimiste outre-Rhin chez les organiciensdont les carrières sont couronnées quelques années plus tard par des prixNobel. La Stovaïne®, fruit d’une démarche intellectuelle initiée en Alle-magne chez Willstätter, constitue une innovation chimique majeure. En effet,le principe qui consiste à relier la structure chimique d’un corps à son activitéthérapeutique n’est pas inventé par Fourneau, mais pour la première fois ce principe théorique est appliqué et expérimenté industriellement lors du développement de la substance en question. Inspirée de la cocaïne, lastructure de la Stovaïne® est le résultat d’une simplification moléculaire quin’altère pas son activité, diminue sa toxicité tout en permettant une exploi-tation industrielle et une commercialisation rentables par les EtablissementsPoulenc frères. Cela permet à cette substance d’inaugurer en France la chimiedes médicaments, qui naît par conséquent directement de la recherche phar-maceutique. Roux, sensible au concept développé par Fourneau, appelle cedernier au sein de l’Institut Pasteur de Paris pour qu’il élargisse à d’autresdomaines ses pratiques de recherche, ce qu’il fait en 1911. A partir de cettedate, il faut donc lire les succès remportés par la chimie thérapeutiquefrançaise comme une conséquence directe ou indirecte de ce succès chimi-que. Les dynamiques intellectuelle, industrielle et commerciale, animées parquelques acteurs concentrés autour du développement de la Stovaïne®, ont donc permis à la France de pénétrer et de se positionner dans le domaine de la chimie des médicaments jusqu’alors dominée par les laboratoires et lesindustriels allemands.
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Source: http://www.gesnerus.ch/fileadmin/media/pdf/2007_1-2/024-053_Debue.pdf

Gaerner

Milieubescherming in werkplaats en bedrijf Begrippen en definities van brandbare en waterverontreinigende vloeistoffen 1. Gevarenklassen Volgens de verordening inzake brandbare vloeistoffen (VbF) worden de brandbare vloeistoffen in 4 gevarenklassen onderverdeeld. De klassen verschillen qua vlampunt en de eventuele mengbaarheid met water. Gevarenklasse K: vloeistoffen met een vlamp

Lunatique 83 – extraits

LE PRENEUR DE FEU Richard Kadrey Preston se promet d’arrêter de prendre les pilules Les barbituriques du marché noir sont puissants, beaucoup plus forts que les somnifères qu’on lui donnait à l’infirmerie militaire de la ville (mais pour-quoi appeler ville une douzaine de baraques en T, de casernes, et un million de tonnes de gravats ?). Pour-tant, sans alcool pour faire desc

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